IN2P3
Une brève histoire de l’IN2P3
Retracer l’évolution de l’Institut national de physique nucléaire et de physique des particules (IN2P3) à l’occasion de son cinquantenaire a tout d’un projet captivant… y compris la complexité ! En vérité, l’histoire de l’IN2P3 est indissociable, entre autres, de l’histoire de ses disciplines éponymes, de ses chercheurs, ingénieurs et techniciens, de l’évolution des manières de pratiquer la recherche en physique des hautes énergies, sans oublier la sophistication des techniques, notamment électroniques et informatiques. Autant d’interactions qui sous-tendent un réseau de collaborations compétitives et internationales, tout en maintenant une cohésion forte au sein d’un institut qui a fait sienne la mission de relier l’infiniment grand à l’infiniment petit
Un institut héritier d’une culture de la recherche fondamentale en physique

La création en 1971 d’un Institut national de physique nucléaire et de physique des particules au sein du CNRS s’inscrit dans une culture de la recherche fondamentale en physique, devenue proéminente au début du XXème siècle. À cette époque, la France compte déjà des physiciens de renom international tels que Jean Perrin, salué par le prix Nobel de physique en 1926 et, accessoirement, père fondateur du CNRS en 1939, ou la famille Joliot-Curie, aux trois prix Nobel entre 1903 et 1935.

À grand renfort de concepts inédits, propres à caractériser les nouvelles entités élémentaires identifiées (électrons, photons, protons, neutrons), la physique s’engouffre dans l’ère subatomique. La compréhension de ce monde infiniment petit, et dérobé à l’observation directe, fait un bon de géant avec l’élaboration de la théorie quantique à la fin des années 1920. Et ce n’est qu’un début… Car le premier modèle quantique, aussi robuste et efficace qu’il paraisse, vacille dès les années 1930 avec les mises en évidence de deux particules fantasques sortant du cadre : le positron et le muon.

La communauté internationale des physiciens, qui fonctionne sur un régime de petites équipes en compétition, est déconcertée, à l’instar de l’indignation exprimée par le physicien états-unien d’origine austro-hongroise Isidor Rabi (prix Nobel de physique en 1944) : « Qui a commandé cela ? »

Les méthodes expérimentales s’adaptent elles aussi. Plus que jamais, il s’agit d’interpréter correctement les données et, surtout, de disposer de la puissance suffisante pour perturber les corpuscules, typiquement en forçant leurs collisions à des vitesses croissantes. C’est ce qui décide Frédéric Joliot-Curie à installer le premier accélérateur de particules français en 1937 dans son laboratoire du Collège de France.

Accélérateur de particules de Joliot en 1937 au Collège de France
Pour monter ce premier cyclotron français, en 1937, l’un des premiers en Europe, Frédéric Joliot s’appuie sur les développements réalisés depuis 1929 à Berkeley par Ernest Orlando Lawrence. L’accélérateur rejoindra en 1958 le complexe d’Orsay nouvellement créé. © L. Chifflot / Photothèque du Musée Curie
Interruption en Europe, rebond, accélération, internationalisation

L’invasion des pays européens en 1940 par la Wehrmacht renverse l’échiquier des compétences, jusqu’alors très européennes, qu’il s’agit de mettre hors de la portée du IIIe Reich. Les États-Unis se révèlent comme terre d’accueil de la physique nucléaire, organisant l’arrivée du matériel spécifique et des hommes et femmes détenteurs du savoir pour le manipuler. Pour la première fois, un projet scientifique, surnommé « projet Manhattan », exige la coordination à très grande échelle de chercheurs, ingénieurs et techniciens, avec le résultat qu’on lui connaît : la première bombe atomique.

Lorsque Frédéric Joliot est nommé à la direction du CNRS après le débarquement des Alliés, il n’a de cesse de promouvoir le rétablissement de la recherche française à son niveau d’avant-guerre. La maîtrise de l’énergie nucléaire est désormais un sujet politique, incarné dès 1945 par les ambitions industrielles et de défense nationale assignées au CEA, le Commissariat à l’énergie atomique tout juste fondé.

La recherche fondamentale en physique des hautes énergies se poursuit cependant, en dehors du CEA. À Strasbourg, Caen, Clermont-Ferrand, Grenoble et ailleurs, une quinzaine de laboratoires fleurissent autour des années 1950. Ils sont le plus souvent rattachés à des centres universitaires et à des personnalités marquantes, mais les moyens humains et matériels manquent pour assurer l’équipement optimal de tous.

Dans ce contexte, quelques savants, parmi lesquels Louis de Broglie, Pierre Auger ou Raoul Dautry, défendent l’organisation de collaborations régionales et continentales. L’objectif visé est la mise en commun des ressources, notamment dans les domaines de l’astronomie et de la physique subatomique. Les États-Unis, forts de leur hégémonie scientifique, voient paradoxalement d’un bon œil la promesse d’une concurrence exercée par une coalition scientifique européenne. Le Conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN) est créé dans cette dynamique au début des années 1950.

Accélérateur Proton Synchrotron au CERN en 1959
Les premiers bâtiments du complexe du CERN sont photographiés ici en 1959. On distingue à droite l’emplacement de l’accélérateur Proton Synchrotron, le plus puissant de son époque. © 1959-2023 CERN

La décennie suivante est dominée, pour les laboratoires locaux en essor, par une nécessaire redéfinition de leurs positionnements réciproques et vis-à-vis de leurs milieux d’implantation. Chaque équipe déploie son propre jeu de relations, avec les laboratoires étrangers d’une part, et avec l’autorité que représente déjà le CERN d’autre part. Néanmoins, les négociations récurrentes pour l’allocation et la coordination des crédits de fonctionnement appellent un remodelage national de l’activité en physique corpusculaire.

Un Institut attendu mais aux modalités longuement discutées

En 1962, le Comité consultatif de la recherche scientifique s’empare de la restructuration, au sein du CNRS, de la recherche impliquant une instrumentation lourde. L’Institut national d’astronomie et de géophysique, précurseur de l’Institut national des sciences de l’univers, voit le jour en novembre 1967. En revanche, l’établissement d’un INPNPP, sigle dans lequel on devine l’IN2P3, se heurte à des résistances. En particulier, l’autonomie scientifique et financière des laboratoires génère des doutes sur la fonction d’un institut centralisateur. De son côté, le CEA récuse même toute idée de mutualisation avec le CNRS ou l’Enseignement supérieur.

Aux commandes du projet, André Blanc-Lapierre, directeur du Laboratoire de l’accélérateur linéaire, défend le couplage d’un institut avec une nouvelle machine nationale. Là encore, les avis divergent : un tel investissement est-il nécessaire pour l’activité et la formation des physiciens français ? Plus encore, la France en a-t-elle les moyens, sachant qu’elle finance déjà substantiellement le CERN et le CEA ?

Justement, la décision prise par le CERN de construire un nouvel instrument, le Super proton synchrotron, met fin aux tergiversations. La possibilité d’un accélérateur national français est ajournée, faute de budget suffisant. Dépité, André Blanc-Lapierre se retire au profit de son collaborateur Jean Teillac, alors directeur de l’Institut de physique d’Orsay.

De 1967 à 1970, une vingtaine de projets de statuts sont rédigés. L’avenir de l’institut se dessine, ainsi que la liste des laboratoires qui seront placés sous sa tutelle. À partir de 1969, les directeurs de ces équipes se réunissent chaque mois pour délibérer sur les projets à venir. Enfin, le 14 avril 1971, le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas signe le décret 71-279 portant création de l’institut national chargé « de développer et de coordonner les recherches » en physique nucléaire et en physique des particules, sous la tutelle du CNRS. Jean Teillac, qui a joué un rôle essentiel pour la finalisation du projet, est nommé directeur de l’institut le 19 avril 1971. Il est secondé par Georges Ricci et Jean Yoccoz.

Décret 71-279 création de l’institut IN2P3
Le décret 71-279 portant création de l’IN2P3 paraît dans le journal officiel du 16 avril 1971.

L’une des premières dispositions de l’IN2P3, en 1971, est de confirmer la construction de nouveaux anneaux de collisions à électrons à Orsay. En digne successeur de Frédéric Joliot-Curie, Teillac entend lui aussi, ainsi qu’il l’exprime dans le rapport d’activité de l’institut en 1971, « donner aux physiciens français la possibilité de se maintenir au plus haut niveau de la compétition internationale. »

Anneaux de collision DCI à l’institut de physique d’Orsay
Les anneaux de collision auprès de l'accélérateur linéaire d'Orsay, une décision qualifiée d’ « option fondamentale » par Jean Teillac. © Bernard CHAUVEAU/CNRS Photothèque

Cinquante ans plus tard, force est de constater la réussite de cette ambition tant l’IN2P3 a été, depuis, de toutes les avancées mondiales, tout en maintenant l’identité de ses laboratoires et une expertise locale sur des techniques de pointe.

1960-1980 : deux décennies charnières dans un contexte intriqué

La création de l’IN2P3 répond certes à une rationalisation budgétaire de l’instrumentation lourde. Mais une telle réforme structurelle ne peut s’envisager sans considérer son contexte au sens large. Or, il s’avère que des évolutions multiples se superposent autour des années 1970.

En premier lieu, la physique subatomique du début des années 1960 est confrontée à un « zoo de particules » qui résistent vaillamment à toute tentative de classement. Le recours à des artifices mathématiques, les « quarks », par Murray Gell-Mann et George Zweig en 1964, sauve heureusement la donne ! Le modèle standard s’envole avec l’observation du bien-nommé « quark charmé » en 1974, en même temps que la théorie joignant les interactions faible et électromagnétique s’affirme par la découverte des courants neutres. L’enjeu des décennies suivantes sera donc de caractériser ces théories et de tester leurs limites, à l’instar du mécanisme de Brout-Englert-Higgs et du fameux boson de Higgs.

Peu à peu, la physique des hautes énergies se ramifie et les physiciens se spécialisent. Pour l’IN2P3, ceci se traduit notamment par la constitution progressive d’équipes de physique hadronique, de physique des astroparticules, ou de biophysique, reconnues à part entière à partir des années 1990. Il est encore un autre domaine de recherche dont l’ampleur s’étend à partir des années 1960 et ne cessera de progresser ensuite : la détection des phénomènes venus de l’espace. Qu’il s’agisse des rayons gamma, des différents neutrinos ou des ondes gravitationnelles, les débuts sont délicats mais prometteurs, et ouvrent pleinement la voie à la physique des deux infinis.

Enfin, les instruments évoluent également, en termes de puissance disponible, de dimension, de sophistication technique et d’adaptation à des implantations diverses. La planification quasi-industrielle se systématise, allant de la conception à l’exploitation des expériences, prévues pour durer plusieurs années. Ces développements s’appuient par ailleurs sur des innovations essentielles en matière d’électronique d’une part, d’informatique et de circulation des données d’autre part. Autour des années 1970, toutes ces nouvelles configurations dans le temps et l’espace modifient en retour les pratiques de la recherche, ainsi que le statut des résultats et des découvertes, désormais davantage associés à une communauté globale, et non plus à des individualités.

Sous l’acronyme IN2P3 se révèle ainsi un Institut national en constant dialogue avec son temps, héritier d’une culture passée, mais au regard toujours porté vers l’avenir pour anticiper, préparer et contribuer à la recherche fondamentale de demain. Une position aux multiples équilibres qui n’est pas sans écho à l’allusion de Jean Perrin à la fin de la préface des Atomes en 1913 : « Et nous retrouverions l’impression, devenue familière, que traduisait Pascal lorsqu’il nous montrait l’Homme "suspendu entre deux infinis". »

Par Delphine Blanchard, doctorante au Comité pour l'histoire du CNRS et au Centre Alexandre-Koyré

Quelques références pour aller plus loin :